Le blog d'EDUCAPSY

Libres chroniques de "la matrice" d'un point de vue psychologique. L'écriture s'en tient au premier jet. Pertinence, précision, concision & vitesse. Telle est la visée. Le ton polémique est délibéré car "le combat est père et roi de tout" (Héraclite).

Sunday, January 01, 2006

Art, Réalité & Politique

Dans le discours donné à l’occasion de la remise du prix Nobel de littérature 2005, Harold Pinter a exprimé avec un art incroyable des vérités fondamentales sur l’Homme et le monde comme ils vont, c’est-à-dire, très mal.

Ces vérités attendaient depuis longtemps d’être proclamées d’un lieu où elles pouvaient avoir quelques chances d’être entendues. Et le Concert Hall de Stockholm, lorsque l’Académie suédoise procède à la remise des prix, est bien un tel lieu. Ce discours constitue, je crois, un événement ou un moment significatif dans l’histoire de ce troisième millénaire si mal engagé et, à tout le moins, il mérite notre attention.

Il est, en effet, tout à fait exceptionnel de trouver dans les médias une représentation du monde aussi vraie dans tous les sens du terme, c’est-à-dire, entre autres qualificatifs, pertinente, cohérente, juste, courageuse. Je serais tenté de dire qu’il y a plus d’information dans ce discours d’à peine 5000 mots que dans tous les journaux de TF1 depuis sa création. Mais ce serait avaliser ce concept frauduleux d’« information », alors je me contenterai d’affirmer que le speech de Pinter a pour lui le poids de la vérité, car il s’avère qu’elle est grave.

Toutefois, en dépit de son immense qualité, il semblerait déjà, après trois semaines, que ce discours est grand danger de passer inaperçu, faute d’avoir été commenté ou discuté dans les médias. C’est pourquoi je voudrais apporter ici une contribution, quelque minuscule qu’elle soit, à sa diffusion et à sa prise en compte. A cette fin, je vais tenter de souligner quelque peu ce qui, me semble-t-il, fait la force de ce texte, c’est-à-dire, précisément, ce que les médias s’évertuent à ignorer.

En effet, tout se passe comme si le discours de Pinter les avait considérablement embarrassés, de sorte que hormis le verbatim sauce « no comment » et le communiqué réducteur façon AFP sur « Pinter critique Bush et Blair » il n’y avait, apparemment point de salut. Autrement dit, tout se passe comme s’il s’était agi de donner le moins de poids possible aux mots de Pinter en ne les reprenant pas, en ne le commentant pas, en ne les discutant pas, en les taisant, tout simplement.

Le plus remarquable, c’est que dans son texte Pinter décrit quelque chose de tout à fait semblable à ce qui semble précisément se jouer à son égard :

« Ça ne s’est jamais passé. Rien ne s’est jamais passé. Même pendant que cela se passait, ça ne se passait pas. Ça n’avait aucune importance. Ça n’avait aucun intérêt. Les crimes commis par les États-Unis ont été systématiques, constants, violents, impitoyables, mais très peu de gens en ont réellement parlé. Rendons cette justice à l’Amérique : elle s’est livrée, partout dans le monde, à une manipulation tout à fait clinique du pouvoir tout en se faisant passer pour une force qui agissait dans l’intérêt du bien universel. Un cas d’hypnose génial, pour ne pas dire spirituel, et terriblement efficace. »

Le même processsus hypnotique ne serait-il pas à l’œuvre qui, tout en livrant une information sur l’événement que constitue le discours de Pinter, le fait sur un mode qui le rend aussi anodin que possible ? Pour ma part, j’ai bien de la peine à en douter. Le procédé apparaît extrêmement simple :

1. Réduire le discours à un stéréotype du genre « X critique Bush & Blair »

2. Rappeller que Pinter fait cela depuis quelques années déjà

3. Rappeler que c’est presque une tradition de l’Académie des Nobel que de sélectionner pour le Nobel de littérature des auteurs passablement rebelles

4. Message implicite : rien de nouveau sous le soleil, un discours de plus pour dénoncer la guerre en Irak. Bref, du déjà-vu, un non événement, une anecdote au mieux.

5. Pour être au-dessus de tout soupçon : publier le discours in extenso mais sans un mot, comme on illustrerait une dépêche concernant un artiste avec la photo d’une de ses œuvres.

6. Message implicite : rien dans ce discours ne nécessite une réaction, commentaire ou autre, de notre part.

C’est ainsi qu’une conférence qui mériterait plusieurs ouvrages d’analyse se trouve reléguée au même niveau que la rubrique des chiens écrasés dans laquelle nul commentaire n’accompagne le fait, brut, mais insignifiant. Alors que la plus stérile des allocutions présidentielles fait toujours l’objet d’une glose empressée, virevoltante, fébrile mais absolument vaine puisqu’elle ne va pas au-delà de la traduction d’une langue de bois dans une autre. Quand ces bibelots d’inanités sonores seront-ils enfin abolis ?

Mais laissons cela et revenons à ce texte magistral. Il l’est, me semble-t-il, d’abord par la progressivité de sa thématique qui, sur l’axe de la construction du réel, passe insensiblement du contexte artistique au politique via le théatre, transition savoureuse s’il en est.

Notons que Pinter ne parle pas tant de réalité que de vérité. Toutefois, il nous montre comment il a le sentiment de toucher à la vérité de ses personnages quand ces derniers « résistent ». Et ce, exactement comme le réel s’impose comme tel parce qu’il résiste à nos intentions. Ainsi, nous parlons de vérité simplement quand nous avons la sensation de toucher au réel, c’est-à-dire, quand ça résiste. Nous pouvons donc sereinement les assimiler, ce que Pinter fait d’ailleurs, dans la première (auto)citation, comme dans la conclusion.

Au début de son exposé Pinter décrit donc cette compulsion à toucher au vrai, au réel qui affecte l’artiste alors qu’il exerce dans un domaine où il peut pourtant poser d’entrée qu’il n’y a pas de frontière nette entre le vrai et le faux, le réel et l’irréel. Mais ce qui n’est, semble-t-il, que compulsion d’artiste, Pinter en fait une obligation morale pour le citoyen. Exigence d’autant plus surprenante qu’on se serait attendu à ce qu’il en aille autrement dans la cité que dans le domaine artistique.

La réalité ne s’impose-t-elle pas là implacablement ? N’y avons-nous pas un accès immédiat ? Oh que non, nous répond Pinter, parce que les hommes politiques ne sont pas agis par la compulsion du réel mais celle du pouvoir :

« … la majorité des hommes politiques, à en croire les éléments dont nous disposons, ne s’intéressent pas à la vérité mais au pouvoir et au maintien de ce pouvoir. Pour maintenir ce pouvoir il est essentiel que les gens demeurent dans l’ignorance, qu’ils vivent dans l’ignorance de la vérité, jusqu’à la vérité de leur propre vie. Ce qui nous entoure est donc un vaste tissu de mensonges, dont nous nous nourrissons. »

J’ignore comment un tel message peut être reçu par les uns et les autres, mais pour ma part, c’est très précisément le genre de paroles qui me donnent ce sentiment de toucher au réel, et ce, par l’accord, la « résonance » profonde que j’éprouve à les entendre.

A partir de là, passant de la manipulation sur l’Irak à la somme invraisemblable de conflits dans lesquels les USA se sont trouvés impliqués depuis leur origine, Pinter réalise un portrait au vitriol d’une nation supposément éprise d’idéal. Bien loin de l’image véhiculée par les manuels d’histoire, il nous invite à comprendre comment cette violence, qui est aussi nôtre, se perpétue au travers de la facilité avec laquelle les dirigeants nous hypnotisent avec certains mots ou expressions clés qu’il compare à des « coussins volupteux ».

Le rappel est opportun. Nous sommes moralement responsables des représentations auxquelles nous adhérons. Le fait que ces représentations soient plus ou moins manipulées par les puissants ne nous dédouane pas de cette responsabilité. Nous ne pouvons rester indifférents à la violence. Nous devons choisir un camp. Le choix est d’une simplicité biblique : ou nous nous solidarisons avec l’accusateur qui justifie son aggression par ce qui pourrait bien être un mensonge, ou nous entrons dans la dissidence, avec le risque de voir l’accusateur, s’il est puissant, se retourner alors contre nous.

Ce qui se joue ici, maintenant, avec cette guerre en Irak, mais aussi celle en Tchéchénie, et qui s’est joué au Rwanda, ainsi que dans tous les lieux où un groupe humain a fait l’objet d’une accusation justifiant son asservissement ou son anéantissement, c’est ni plus ni moins qu’un processus de construction d’une réalité qui attend l’adhésion de tous pour être validée ou la dissidence de quelques-uns pour être empêchée et donc maintenue dans la controverse.

L’enjeu est donc formidable et ne fait qu’accentuer la difficulté du choix qui vient d’une part, du coût de la dissidence et, d’autre part, du caractère absolument voluptueux de la pensée de groupe.

Entre panurgisme confortable et dissidence risquée, certains ont vite fait le choix. Il tient à chacun de nous de ne pas permettre qu’un consensus violent s’opère autour d’une victime innocente des crimes dont on l’accuse. Il nous faut être témoin d’une autre réalité. Toute l’œuvre de René Girard est la démontration de cet état de fait au plan anthropologique. Je me permets à nouveau d’en recommander la lecture.

Pour conclure je dirais que le discours de Pinter nous renvoie bien sûr à Pirandello qui, très tôt, dès 1917, avait sur affirmer, avec sa pièce « Chacun sa vérité », l’urgence de ne pas s’arrêter à ces vérités toutes faites qui ne sont que de fausses certitudes.

La recherche du réel est une compulsion, certes. Nous en avons tous maladivement besoin. Mais elle n’a pas à s’accomplir à n’importe quel prix.

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