Le blog d'EDUCAPSY

Libres chroniques de "la matrice" d'un point de vue psychologique. L'écriture s'en tient au premier jet. Pertinence, précision, concision & vitesse. Telle est la visée. Le ton polémique est délibéré car "le combat est père et roi de tout" (Héraclite).

Tuesday, December 27, 2005

L’utopie de la décroissance n’a pas d’avenir

La décroissance en a un, mais il est sombre.

Bien que je ne m’en sois pas clairement expliqué jusqu’à présent, je ne doute pas que le lecteur ait compris qu’une des motivations premières de ce blog est de traiter de la chose psychologique et d’en dégager la présence, l’importance et pour tout dire, la pertinence dans ces situations diverses et variées où les représentations sociales nous porteraient à une cécité partielle ou totale sous ce rapport.

Ceci renvoie grosso modo à toutes les situations où il n’est pas explicitement question de psychologie. En effet, qu’on l’évoque ou qu’on la taise, la psychologie est invariablement au cœur du fait humain. Comme disait Groddeck, nous sommes tous accompagnés du berceau à la tombe par le sang, l’urine et les excréments ; nous sommes une étrange alchimie de sensations, de représentations, d’émotions, d’aspirations, de volitions etc. qui, au-delà de tous les facteurs environnementaux possibles et imaginables, restent les déterminants ultimes de nos comportements. Nous sommes cela. Dès lors, c’est toujours une erreur que de « faire l’économie » du psychologique, lorsqu’il s’agit de penser l’humain, dans quelque dimension que ce soit, serait-ce celle de l’économie.

Si j’en viens à plonger ainsi de plein pied dans une problématique que je pensais aborder progressivement, par touches successives, c’est que je viens de lire l’article de Serge Latouche publié dans le Monde Diplomatique de ce mois-ci et intitulé « Écofascisme ou écodémocratie ».

Cet article m’a, de prime abord, passionné car il s’adresse sans détour à la question de savoir ce qu’il est encore possible de faire pour éviter l’apocalypse écologique à laquelle nous mènent résolument nos économies de croissance. On ne peut sérieusement douter du fait que si le système actuel n’évolue pas radicalement, nous irons au bout de l’enfer. Car nous en sommes déjà au seuil.

En toute logique, il nous faut faire demi-tour, ce qui, en termes économiques, veut dire entrer dans une dynamique de décroissance. Autrement dit, selon Latouche, sortir du capitalisme et/ou du consumérisme. Toute la question étant de savoir comment cela serait réalisable : le mode « révolutionnaire » est-il nécessaire ou peut-on procéder par « réformes » ? Ecofascisme ou écodémocratie, telle serait l’alternative !

Latouche s’efforce de baliser cet espace des possibles de l’écologie politique avec un discours d’économiste qui, vu de loin, apparaîtrait assez séduisant. En effet, renouant avec la veine du « small is beautiful », il nous brosse un plan quinquennal de l’utopie-écologique-qui-serait-conviviale-et-non-fascite. Mais comme dit l’adage, le diable est dans les détails ! Comment cette belle démocratie locale que Latouche nous fait miroiter pourrait-elle transformer les usines de production automobile en usines produisant, ainsi qu’il le suggère, des « appareils de cogénération énergétiques » ? Par des réformes ? Mais lesquelles ? Ainsi qu’il le rappelle, Marx lui-même se refusait à faire « la cuisine dans les gargotes de l’avenir ».

En seconde lecture, le texte de Latouche révèle bien des faiblesses, non seulement du discours mais surtout de la représentation sous-jacente. Autant l’enjeu m’avait enthousiasmé — car rarement abordé de manière aussi explicite dans les principaux médias — autant le traitement m’a profondément déçu. Je ne vais pas m’attacher ici à une critique en règle, ce n’est pas le lieu. Je voudrais simplement expliquer pourquoi cet écrit n’est pas à la hauteur de l’enjeu.

Celui-ci, je pense que nous en sommes tous convaincus, n’est ni plus ni moins que de savoir comment amener l’humanité à négocier un virage écologique plus ou moins radical avant que la catastrophe ne soit irrémédiable. Il s’agit donc d’un enjeu absolument vital qui exige que nous allions au fond des choses.

Or, c’est peu de dire que Latouche n’y va pas, au fond des choses. Il oscille entre Charybde (le capitalisme et la démocratie consumériste impuissante) et Scylla (l’écofascisme) puis botte en touche, c’est-à-dire, vise l’utopie (de l’écodémocratie locale) sans discuter de ses conditions de possibilité ni surtout en dessiner les voies d’accès. L’impression laissée est celle d’un discours déconnecté du réel qui voudrait voir le besoin de « décoloniser l’imaginaire » comme une justification suffisante pour cultiver l’utopie.

Cette déconnection du réel prend, me semble-t-il, sa source dans le fait que Latouche pense en économiste, il manipule des populations d’agents économiques sans se soucier du fait subjectif sous-jacent. Il s’amuse à bricoler les « règles pour le parc humain » mais sans penser l’humain. Son imaginaire est colonisé par de vieilles ontologies sociologiques et économiques qui l’empêchent de voir la connexion directe, immédiate entre le sujet humain, vous et moi, et la catastrophe qui est à présent sur l’horizon.

Cette connexion, c’est celle du désir qui, contrairement aux orientations freudiennes, n’est pas fondamentalement sexuel, mais plutôt de « puissance » ou d’emprise. Car là est la véritable jouissance, dont l’espérance seule suffit à nous faire consentir à cette démocratie consumériste asservie au capitalisme. Nous avons espoir d’avoir notre part du gâteau, c’est-à-dire, cet objet du désir absolument pas obscur — puisque bêtement mis en lumière, à tout instant, par la publicité et surtout par la frénésie que les autres mettent à vouloir se l’approprier.

Contrairement à ce que Latouche affirme lorsqu’il verse dans son angélisme d’économiste, nous ne sommes pas mûs par un idéal égalitaire, mais par un désir mimétique qui nous amène à vouloir la même chose que l’autre — nuance de taille ! Nous ne voulons pas être en reste. C’est ça la justice rognotudju ! Ils veulent le meilleur ? moi aussi ! Comme le rappelle tout au long de son œuvre René Girard, nous sommes envie, ressentiment et souvent haine impuissante. Que nous fassions des ronds dans l’eau ou des carrés dans l’air, nous sommes engagés dans une quête de pouvoir sur le monde dont nous espérons bien tirer une place au soleil, quitte à faire de l’ombre à nos concurrents. Il y a là un conflit généralisé qui se joue sur le plan de l’économie marchande [1] mais qui concerne aussi, et surtout l’économie mentale du sujet. Ce dernier, comme la planète, succombe sous le coup de ses propres divisions, sous le poids de ses conflits internes, incessants et dont les conflits à l’échelle mondiale ne sont, en définitive, que le reflet.

Il est vain de croire que les hommes vont pouvoir vivre sagement sous l’empire de je-ne-sais quelle raison écologique qu’ils auraient miraculeusement intériorisée. C’est une utopie. Et par définition, les utopies n’ont pas de lieu, donc pas de présent et pas non plus d’avenir. Seule importe l’actualité, au sens étymologique du terme. Or notre actualité, c’est la compétition, le conflit constamment nourri de réciprocité mimétique, elle est donc sans issue apparente. Nous ne le savons que trop, les hommes ne cesseront pas de se battre par la seule évidence du fait que cela les mène en enfer. Nous sommes déjà face à cette évidence, et le CAC 40 a toujours la même place dans les médias. Selon la belle terminologie de Latouche, la « machine à dividendes » tourne à fond.

Dès lors, quelle possibilité s’offre à nous, psychologiquement parlant ? Qu’est-ce qui va nous faire renoncer à cette quête de richesse matérielle et de statut social ? Qu’est-ce qui va nous permettre, à nous individus, d’assumer une décroissance personnelle ET familiale ? Quelle force pourra nous amener à faire ce sacrifice ? La raison ? Vous rigolez ! La raison n’est pas une force. Elle n’est qu’une justification.

Comme toujours, le moteur d’un quelconque virage écologique ne pourra être qu’un désir — que nous aurons probablement à cœur de penser enraciné au plus profond de notre individualité, mais — qui, comme l’immense majorité de nos désirs, sera en fait mû, éveillé, créé par le modèle de ces autres que nous envions. En l’occurence, qui s’agirait-il d’envier ? Comme de bien entendu, il s’agirait de ceux qui semblent plus heureux que nous mais qui, vivant dans une simplicité biblique, nous permettrons, espérons-le, d'avancer avec une plus grande confiance vers le dépouillement pour découvrir la jouissance infinie de l’abandon à ce réel, à ce présent que, jour après jour, pour notre malheur et celui du monde, nous sacrifions aux lubies d’un avenir qui nous chante la puissance, la gloire ou tout simplement le confort de l’ego. Autrement dit, pour aller vite, on peut affirmer que le monde sera sauvé quand la vie de moine représentera, non seulement une mode, mais, en quelque sorte, le comble du snobisme.

Assurément, il s’agira d’une dynamique de groupe, car seule la vue des autres allant dans la même direction que lui sera capable de rassurer l’individu hésitant à s’engager dans une ascèse révolutionnaire. Bref, pauvres moutons que nous sommes, nous n’échapperons aux falaises de Gérasa ou à la plaine d’Armaggedon qu’en découvrant tous ensemble le bonheur de nous tenir simplement où nous sommes, en ce lieu, en ce présent, en cet état, pour jouir de toutes ces actualités que nous négligeons pour de vaines potentialités. D’où il appert que jouer à saute-moutons pourrait bien être une voie mystique des plus édifiantes.

Je crois sincèrement ne pas être en train de dessiner une utopie. La meilleure indication du fait qu’il n’y a là aucun angélisme, c’est le nombre des ennemis d’une telle vision. De fait, quelle société capitaliste pourrait s’accommoder d’une population comblée d’un rien, heureuse de tout, jouissante et donc indifférente à la production, à la consommation et à la suprématie ? Les chômeurs et les drogués font peur avant tout pour cette raison. Qu’ils puissent, aussi peu que ce soit, jouir sans travailler, nous est insupportable car c’est le modèle de notre monde et de notre vie de conflits qui s’effondre. Rappelons-nous que c’est le capitalisme américain qui, au début du XXe siècle, a inventé la prohibition des drogues et de l’alcool. Avec les effets pervers que l’on sait. Mais qu’importe me direz-vous, au moins le bon peuple voit où il doit cheminer, et sa peine lui paraît plus acceptable ! Ainsi que nous le rappelle Latouche, La Boëtie évoquait, avec raison, une « servitude volontaire » qui semble toujours d’actualité…



[1] avez-vous noté que l’on parle de guerre économique depuis des lustres (162.000 entrées sur Google) mais quand avez-vous entendu parlé de « paix économique » pour la dernière fois (seulement 540 entrées sur Google) ? Mon sentiment est que cela n’existe pas. J’ai peur que la notion de « paix économique » soit un oxymore ou une contradiction dans les termes.