Le train et l’art d’accommoder les baladeurs
Je suis dans le train. L’ordinateur sur lequel je travaille diffuse, tel un baladeur, une suite de morceaux de musique parmi mes préférés. Le volume est relativement élevé dans les écouteurs. Je prends conscience qu’il couvre presque totalement le bruit de fond ambiant, notamment celui du train. Je me retrouve dans une bulle, découplé de la réalité, qui défile devant moi en un traveling interminable. Se dire que c’est un peu comme au cinéma est tout à la fois pertinent et tout à fait insuffisant. Car, précisément, je ne suis pas au cinéma. Comment se fait-il alors que je puisse avoir cette même sensation que lorsque je regarde un film ? Elle vient de la distance qui s’instaure entre moi et le réel en raison du découplage entre mes différents canaux sensoriels. Ce que je vois ne parle qu’à mes yeux. Pas à mes oreilles. Les personnages qui se déplacent, défilent, s’agitent au dehors, le font dans un parfait silence. Le chef de quai, je le vois, crie dans son téléphone, juste devant moi, mais je n’entends rien, d’où cette sensation que le monde tourne mais que je ne suis pas dans le manège. Je suis ailleurs, immobile, fixé dans le passé ou plutôt dans l’éternel présent du questionnement de l’être : par la magie de l’association, la musique fait naître en moi la mémoire de tous ces « je » inquiets que je fus à différentes époques de ma vie. Et c’est l’invariant qui est là, contemplatif puisque dégagé de l’action par la magie du train. Je regarde le monde, je vois sa beauté. La vie est une merveille. J’ai toujours regardé les walkmans avec un certain dédain, car leur utilisation m’avait toujours semblée être un déni de réalité. Je vois maintenant que c’est précisément là leur intérêt : ils nous mettent à distance d’une réalité dans laquelle nous nous laissons trop facilement engluer. La musique in situ nous aide à nous en décoller. Nous prenons alors véritablement du recul. Comme probablement toutes les ivresses, la musique, par le décalage avec la réalité qu’elle peut induire, ouvre sur une dimension initiatique qui sera à consommer avec modération et avec un maximum de conscience, mais quoi qu’il arrive, à ne pas manquer.