Le blog d'EDUCAPSY

Libres chroniques de "la matrice" d'un point de vue psychologique. L'écriture s'en tient au premier jet. Pertinence, précision, concision & vitesse. Telle est la visée. Le ton polémique est délibéré car "le combat est père et roi de tout" (Héraclite).

Friday, June 16, 2006

Evolution & poésie

Le monde des arts s’intéresse beaucoup à la science. Mais souvent sur le mode "m’as-tu vu" de l’art moderne et avec un traitement qui s’adresse davantage à la technologie qu’à la science proprement dite. Je voudrais évoquer ici une œuvre aux antipodes de ces mondanités. D’une simplicité biblique, elle unit poésie et science d’une manière qui, à ma connaissance, est restée jusqu’à présent inégalée. Il s’agit d’un poème. Le voici :

Et demain ?

Hier je fus un cheval
Avant-hier un oiseau
Encore avant poisson

J’ai galopé dans la prairie
J’ai volé dans le ciel
J’ai nagé dans la mer

Aujourd’hui je marche sur la terre

Je regarde le monde
Et je reconnais
L’herbe de la prairie
Les nuages du ciel
Les vagues de la mer

Je rêve et me souviens
De ce que je suis.

Jacques Charpentreau

Etant béotien en matière poétique, mon enthousiasme ne vient pas des caractéristiques formelles du poème que je me garderai bien d’évaluer. Je peux seulement dire que je le trouve d’une puissance évocatrice incroyable. Il y a à mes yeux une beauté renversante dans ce contraste entre une simplicité qui correspondrait bien à un public de classe maternelle et une formulation tellement juste et profonde du processus évolutif qu’elle déborde largement le sage mais terne entendement dont on se satisfait généralement dans le cadre scientifique. La poésie, en l’essence, n’est-ce pas cela : la genèse de nouvelles significations jusqu’alors inaperçues ? Où se situe ici le coup de génie ? Dans cette idée toute simple qu’en tant qu’humains, nous ne sommes pas ces êtres bêtement « jetés au monde » comme nous le serinent Heidegger et ses séides. Nous ne découvrons pas les formes de notre environnement naturel : nous les reconnaissons, parce que nous les connaissons depuis toujours, depuis que la vie habite la terre. Et nous sommes la vie. Nous sommes cela.

Le poème de Charpentreau réussit à nous faire éprouver cette unité entre l’humain et le processus du vivant sans prendre appui sur une quelconque proposition à caractère explicitement scientifique. Il nous installe dans des corps en mouvements, il nous donne des perceptions et, l’air de rien, lâche sa thèse magistrale : nous, les humains « reconnaissons » l’herbe, les nuages et les vagues. L’essentiel n’est pas dit mais est laissé à entendre avec une puissance suggestive d’autant plus grande.

Qu’est-ce qui n’est pas dit et qui n’a pas à l’être puisque nous le savons tous ? Tout simplement que la contemplation du monde naturel est source de beauté. Ce qui ouvre la possibilité que la « reconnaissance » soit la véritable source de cette beauté. Dans cette perspective, le monde est beau parce qu’il nous est familier, parce que nous le portons en nous, parce que nous sommes de ce monde, parce que nous sommes ce monde. Dans cette perspective, la beauté vient de notre unité avec le monde. L’alternative, vieille comme le monde, c’est que ce dernier serait beau « parce qu’il serait réellement beau ». Cette explication triviale qui place la beauté dans la chose perçue (et qui rend le processus de perception de la beauté énigmatique en diable), Charpentreau la balaye comme par magie, sans même l’avoir évoquée. Quelle tour de force !

Je crois que je vais enfin m’intéresser à la poésie. J’ai trouvé une porte d’entrée !