Sarkorzy & la mémoire : la nation va-t-elle enfin assumer ses responsabilités ?
Nicolas Sarkozy a demandé qu’à la rentrée prochaine chaque élève de CM2 se voie confié la mémoire d’un des 11000 enfants juifs déportés. Les critiques pleuvent de toute part et sont loin d’être infondées. Toutefois, l’intention est belle et constitue une divine surprise : celle du retour dans le débat public de la question de la mémoire des violences du passé et de la responsabilité de la nation. La crise est toujours bonne quand elle suscite un débat, condition sine qua non de la réconciliation des mémoires et des esprits. Sous ce rapport, la France va probablement réaliser une avancée, donc bravo M. le Président, continuez !
Tout le monde le sait, Nicolas Sarkozy est un gagneur. Il a été élu président de la république le 6 mai 2007. Mais à peine les résultats étaient-ils connus qu’il a prononcé un discours dont tout portait à penser qu’il tournait radicalement le dos au passé violent de la nation et aux responsabilités qui attendent encore d’être assumées. En usant de la facilité consistant à présenter ces dernières sous l’angle de la repentance, Nicolas Sarkozy a titillé les vieux réflexes républicains et anti-cléricaux qui portent chacun à la rébellion contre ces formes d’autorité culpabilisante dont l’église constitue l’archétype. N’affirmait-il pas : « Je veux en finir avec la repentance qui est une forme de haine de soi et la concurrence des mémoires qui nourrit la haine des autres. » ?
A l’aune de cette forte parole, on peut mesure le chemin parcouru depuis le 6 mai. Quel prodigieux revirement ! D’aucuns s’en gausseraient mais, celui qui est dans l’erreur puis se reprend n’opère-t-il pas un heureux revirement ? De Gaulle n’a-t-il pas eu des revirements inattendus et néanmoins visionnaires ?
Il n’est pas totalement impertinent de se demander si ce nouveau cap découle d’une réflexion mûrie, d’un cheminement intérieur ou d’une stratégie de communication improvisée. Il se pourrait que Nicolas Sarkozy ait donné là raison à ceux qui, du côté de Marianne, disent qu’« il est tellement fort, qu’il est plus fort que lui ». Quand bien même cela serait, ce qui importe, c’est le résultat, et c’est peu de dire qu’il est heureux car, au-delà de la controverse suscitée, il nous ramène à une question vive dont la nation ne peut faire l’économie, celle de sa responsabilité dans l’Histoire. Par conséquent, il me semble qu’il y a là une belle occasion de se réjouir car, pour quelque raison que ce soit in fine, revirement ou pas, le président vient d’engager la nation dans une réflexion dont elle a grandement besoin, si l’on en juge par l’émotion que la question suscite encore.
Que le tir ait été mal ajusté et soit allé trop loin, c’est peu douteux. Mais on vise rarement au but du premier coup. Traditionnellement, le second coup est fait plus court et permet ensuite, avec une interpolation, de mettre dans le mille. Cette métaphore pour suggérer l’intérêt qu’il y aurait à opérer à présent un retrait qui, en découvrant un espace, permettrait que le nécessaire débat national ait enfin véritablement lieu.
D’où vient la nécessité de ce débat ? D’un besoin de réconciliation de la communauté nationale qui ne peut se réaliser sans un dialogue où tous auraient la parole. Car il s’agit ni plus ni moins que de trouver un accord qui rende justice à chacun. Comment la nation pourrait-elle aller de l’avant si elle ne retrouve la cohésion que seule la paix et la justice procurent (à l’exception, bien sûr, de l’ennemi commun) ?
Ainsi que je l’ai déjà évoqué dans un précédent article traitant des conditions nécessaires et suffisantes de la réconciliation entre les individus comme entre les peuples, celui qui est victime de violences a besoin, pour se reconstruire, pour sortir du ressentiment et marcher librement vers son avenir, que soit réalisé le minimum de justice qui consiste en la reconnaissance des violences dont il a fait l’objet. Ceci suppose que l’auteur des violences puisse assumer et donc accepter de reconnaître celles-ci comme étant siennes. La cicatrisation de la réalité procède de la restauration de l’accord de tous à son sujet ; elle est à ce prix, et c’est le prix de la paix, qui n’est jamais trop élevé. De manière symbolique, au nom de la nation, et donc au nom de chacun de ses membres, Jacques Chirac a reconnu en 1995 la responsabilité de l’état français dans la déportation de dizaines de milliers de juifs. Comment oserions-nous nous regarder en face, s’il ne l’avait pas fait ? Même l’église catholique qui, en matière de reconnaissance de ses fautes est vraiment la dernière des dernières, a reconnu sa contribution à la Shoah — mais sans cependant s’adresser au peuple juif directement, seulement à Dieu, a tenu à préciser le cardinal Lustiger !
Il y a là, dans cette capacité à déclarer publiquement ses responsabilités, quelque chose de salvateur, et pourquoi ne pas le dire, quelque chose de christique, au sens où il nous est demandé de venir délibérément nous mettre à la place de celui qui est en cause. Cette exigence morale à laquelle la nation allemande a consenti — et continue de consentir — nous vaut la paix dont nous jouissons à présent en Europe. Nous pouvons donc dire, me semble-t-il, que sous le rapport de la Shoah, l’essentiel de ce qui était à faire a été fait et il n’y a qu’à s’en féliciter car, même si nous avons à porter une responsabilité, nous vivons à présent en paix avec ce passé, avec ses victimes.
Tenter de poursuivre dans cette direction pour contribuer encore au devoir de mémoire et à l’éveil des consciences est a priori louable, car la tâche n’est jamais achevée. Toutefois, une orientation conceptuellement juste ne garantit pas que l’action que l’on voudrait en faire découler soit elle aussi juste. Agir, c’est en effet s’inscrire dans le contexte d’une réalité qui peut radicalement changer les significations.
Or, si c’est bien cette justice source de paix que nous poursuivons au travers du devoir de mémoire, il convient de se demander si les ressources attentionnelles de la nation doivent être encore davantage allouées à la mémoire de la Shoah ou s’il ne serait pas temps d’étendre le principe d’une démarche responsable et réconciliatrice aux autres moments douloureux de l’histoire de France, au moins ceux qui ne sont pas tombés dans l’oubli et dont les victimes ou leurs descendants sont encore là pour témoigner.
Ainsi, par exemple, il convient de se demander combien de temps encore devrons-nous attendre que la France reconnaisse officiellement avoir contribué à la mise en esclavage des peuples africains ? Avoir amené la communauté internationale à faire de l’esclavage un crime contre l’humanité est certes une réussite, mais elle n’est guère reluisante dès lors qu’elle participe d’une mascarade et contribue à différer le moment inévitable et nécessaire où il nous faudra reconnaître et assumer les violences de nos pères. Que dire aussi des violences coloniales, passées et présentes ? Que dire encore de la collaboration des agents de la République avec l’occupant nazi ? S’est-elle limitée à l’arrestation de personnes juives ? Que non pas !
L’Histoire de France n’est pas seulement glorieuse. Elle a une face cachée qui est une longue litanie de violences enfouies dans ses fondations. Ces dernières ne manqueront pas d’affleurer tôt ou tard. Tirer argument d’une concurrence des mémoires pour ne rien faire serait d’une indicible indécence étant donné que la multiplicité des victimes résulte de la multiplicité des violences perpétrées. Le plus rapidement nous aurons fait ce qui doit être fait, le plus tôt nous serons en paix, le plus tôt nous retrouverons une authenticité dont il n’est que trop évident qu’elle nous fait à présent défaut. Il n’y a rien là que nous ne puissions accomplir. Il ne serait que temps.
Le premier ministre australien ne vient-il pas de présenter des excuses aux Aborigènes pour les injustices historiques qui leur ont été infligées ? Il y avait là quelque chose de nécessaire, qui vaut au chef du gouvernement d’être au plus haut dans les sondages et à l’Australie de récupérer une légitimité morale bien entamée par sa contribution à l’invasion de l’Irak et son refus initial de se conformer à la charte de l’ONU sur les droits des peuples indigènes.
Bruckner a raison de rappeler que « le devoir de mémoire défini par Primo Levi est l’obligation faite aux survivants, aux témoins, de dire, de raconter. Pas celle de commémorer ». Mais cela ne suffit pas. La parole des victimes doit encore rencontrer celles des bourreaux. Les commissions Vérité et Réconciliations mises en place en Afrique du Sud après la chute de l’apartheid visaient d’abord à cela. Ce qui compte, c’est de s’accorder sur ce qui s’est passé, pour que la vérité soit reconnue et que chacun ait enfin le sentiment d’accéder à une réalité restaurée, où les monstres ont disparu, laissant place à des humains égarés et malheureux qui se croient fondés à faire violence pour se faire justice. Des humains auxquels il est possible de pardonner pour autant qu’ils veuillent bien reconnaître qu’ils ont à se faire pardonner.
Dans le très beau livre de Andersson, Lagolnitzer & Rivasseau (2007) intitulé Justice internationale et impunité, le cas des Etats-Unis, on trouve un chapitre avec une conclusion impressionnante de lucidité sous le rapport de ce qui nous occupe :
« Si j’étais le président, je pourrais stopper les attaques terroristes contre les Etats-Unis en quelques jours. Définitivement. Je demanderais d’abord pardon, publiquement et en toute sincérité, à toutes les veuves et tous les orphelins, à tous les torturés, à tous les appauvris et à toutes les millions d’autres victimes de l’impérialisme américain. Puis j’annoncerais que les interventions américaines à l’échelle mondiale — y compris les atroces bombardements — sont terminées. Et j’informerais Israël qu’il n’est plus le 51eme état de l’Union, mais, assez bizarrement, un état étranger. Je réduirais ensuite le budget militaire d’au moins 90% et j’utiliserais les économies pour payer des réparations aux victimes et restaurer les dommages occasionnés par les nombreux bombardements et invasions américains. Il y aurait plus d’argent qu’il n’en faut. Savez-vous à quoi équivaut une année du budget militaire des U.S.A ? Une année ? C’est égal à plus de 20.000 $ par heure pour chaque heure depuis que Jésus Christ est né.
C’est ce que je ferais durant mes trois premiers jours à la Maison Blanche. Le quatrième jour, je serais assassiné. » William Blum, Libérer le monde à mort (Freeing the world to death), p. 96. tr. auct.
L’auteur donne bien, je crois, la mesure de ce qui est en jeu, le prix de la paix en somme. Ce qui est demandé à chacun, et en particulier, au président, représentant de la nation, c’est du courage et la volonté d’assumer ses responsabilités.
Quelque reproche que l’on puisse lui adresser par ailleurs, je n’ai pas de raison de penser que Nicolas Sarkozy manque de l’un ou de l’autre. Dès lors, je veux encore croire que nous pouvons progresser et aider le monde à sortir de la plaine d’Armaggeddon avant qu’il ne soit trop tard. Car ce dont il est traité ici n’est pas qu’une question de programme éducatif, une question sur laquelle les historiens et les psychologues de l’enfance auraient à se pencher avant, sans doute, les politiques. La question n’est pas là. La question posée, c’est celle qui parcourt toute l’œuvre de René Girard, à savoir, celle d’une possible sortie de la violence pour l’humanité. Cette sortie chacun peut contribuer à l’accomplir. En acceptant, jour après jour, ses responsabilités. Chacun sait très bien ce que cela veut dire. Mais qu’il est difficile de passer aux actes !